Webinar : Liberté d’expression vs protection des données personnelles – 4 septembre 2020

reunion cnil
CE QU’IL FALLAIT RETENIR :

Le développement de la presse numérique a souligné la difficulté de trouver le délicat équilibre entre plusieurs droits et libertés protégés par la Constitution : liberté d’expression / liberté de la presse d’un côté et protection des données personnelles et de la vie privée de l’autre, le tout sous le prisme du droit à l’information.

En France, les organismes de la presse écrite ou audiovisuelle ont l’habitude, en application des droits et obligations issus de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, de traiter des demandes de suppression, de retrait, en sus des demandes formulées au titre du droit de réponse, en présence d’articles de presse mettant en cause une personne identifiable.

L’émergence de la loi de 1978 puis du RGPD avec l’ordonnance du 12 décembre 2018 a complexifié la tâche des organes de presse qui sont de plus en plus confrontés à des demandes d’effacement ou des demandes formulées au titre du droit d’opposition par certaines personnes qui, ne pouvant gagner sur le terrain de la diffamation (absence d’éléments constitutifs ou prescription des trois mois acquise), tentent d’instrumentaliser les dispositions sur la protection des données personnelles à leur bénéfice, mais c’est oublier que le législateur a aménagé un régime particulier pour les organismes de presse qui permet d’instaurer cet équilibre. 

Actuellement, la jurisprudence penche plutôt en France et en Europe vers la protection de la liberté de la presse et du droit à l’information.

Remarque liminaire :  Les moteurs de recherche tels que Google, Yahoo ou encore Bing n’ont pas la qualité d’organe de presse et ne bénéficient donc pas du régime dérogatoire instauré pour les traitements à des fins de journalisme. Ils participent pour autant à la liberté d’expression et ont acquis un rôle fondamental dans l’accès à l’information sur internet. 

À la suite de la décision de la Cour de justice dans l’affaire Google Spain du 13 mai 2014, Google s’est armé d’un panel d’experts qui a déterminé les critères à prendre en compte pour faire primer le droit à l’oubli numérique ou non (droit au déréférencement), dont notamment (i) le rôle de la personne concernée dans la vie publique, (ii) la nature de l’information objet du traitement, (iii) la source de l’information, et (iv) le temps écoulé depuis la première publication des informations. Sur la base de ces règles, Google a indiqué[1] que, depuis le 28 mai 2014, sur les 964 080 demandes de déréférencement reçues, elle a fait droit à 46,5 % des demandes tandis que 53,5 % ont été refusées.

Cf les 13 décisions rendues le 6 décembre 2019 par le Conseil d’Etat et celle du 27 mars 2020

RAPPEL DES TEXTES APPLICABLES AUX ORGANISMES DE PRESSE :

Article 33 de la loi du 6 janvier 1978 : Les dispositions des articles 24 (transferts), 30 (données relatives aux infractions) et 31 (données sensibles) ne s’appliquent pas aux informations nominatives traitées par les organismes de la presse écrite ou audiovisuelle dans le cadre des lois qui les régissent et dans les cas où leur application aurait pour effet de limiter l’exercice de la liberté d’expression.

Délibération n° 95-012 du 24 janvier 1995 portant recommandation relative aux données personnelles traitées ou utilisées par des organismes de la presse écrite ou audiovisuelle à des fins journalistiques et rédactionnelles : formalités préalables, droit d’accès et de rectification et durée de conservation des données aménagés.

Article 85 du RGPD : Traitement et liberté d’expression et d’information

« 1. Les États membres concilient, par la loi, le droit à la protection des données à caractère personnel au titre du présent règlement et le droit à la liberté d’expression et d’information, y compris le traitement à des fins journalistiques et à des fins d’expression universitaire, artistique ou littéraire.

2. Dans le cadre du traitement réalisé à des fins journalistiques ou à des fins d’expression universitaire, artistique ou littéraire, les États membres prévoient des exemptions ou des dérogations au chapitre II (principes), au chapitre III (droits de la personne concernée), au chapitre IV (responsable du traitement et sous-traitant), au chapitre V (transfert de données à caractère personnel vers des pays tiers ou à des organisations internationales), au chapitre VI (autorités de contrôle indépendantes), au chapitre VII (coopération et cohérence) et au chapitre IX (situations particulières de traitement) si celles-ci sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information.

3. Chaque État membre notifie à la Commission les dispositions légales qu’il a adoptées en vertu du paragraphe 2 et, sans tarder, toute disposition légale modificative ultérieure ou toute modification ultérieure les concernant. »

Article 80 LIL

« A titre dérogatoire, les dispositions du 5° de l’article 4 (durée de conservation), celles des articles 6 (données sensibles),46 (données relatives aux infractions),48 (obligation d’information),49 (droit d’accès),50 (droit de rectification),53 (droit à la limitation du traitement)… et celles relatives aux transferts (Chapitre V RGPD) ne s’appliquent pas, lorsqu’une telle dérogation est nécessaire pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information, aux traitements mis en œuvre aux fins :

1° D’expression universitaire, artistique ou littéraire ;

2° D’exercice à titre professionnel, de l’activité de journaliste, dans le respect des règles déontologiques de cette profession. »

Principe général : Tant l’article 85 du RGPD que l’article 80 de la LIL, disposent que les exemptions prévues en matière de liberté de la presse ne s’appliquent que si celles-ci sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information.
A NOTER :
  • Si le droit de rectification est exclu, attention, le principe d’exactitude des données (article 5, 1 d) RGPD) s’applique toujours.
  • Le droit d’opposition (article 56 LIL / article 21 RGPD) et le droit à l’effacement (article 51 LIL / article 17 RGPD « Droit à l’oubli ») s’appliquent également.

Dès lors que les faits sont d’une particulière importance, compte tenu de l’actualité, pour l’information du public, les juges ont tendance à faire pencher la balance vers la protection de la liberté de la presse. 

Voir les critères retenus par les juges :

  • Cass. 1ère civ. 12 mai 2016, n°15-17.729, MM. X c/ LES ECHOS 
  • Cour d’appel de Paris, 28 mai 2014 n° 12/19857, SA GROUPE EXPRESS-ROULARTA
  • TGI Paris 8 janv. 2016 F. B-H. / 20 Minutes France
  • TGI Bobigny, 15 mars 2016, M. B A c/ SAS LE PARISIEN LIBERE

Sur le droit d’opposition :

Article 21 1. du RGPD – « La personne concernée a le droit de s’opposer à tout moment, pour des raisons tenant à sa situation particulière, à un traitement des données à caractère personnel la concernant fondé sur l’article 6, paragraphe 1, point e) (exécution d’une mission d’intérêt public) ou f) (intérêts légitimes poursuivis par le responsable du traitement), y compris un profilage fondé sur ces dispositions. Le responsable du traitement ne traite plus les données à caractère personnel, à moins qu’il ne démontre qu’il existe des motifs légitimes et impérieux pour le traitement qui prévalent sur les intérêts et les droits et libertés de la personne concernée, ou pour la constatation, l’exercice ou la défense de droits en justice ».

La liberté d’expression, la liberté de la presse ainsi que le droit à l’information entrent dans ces motifs légitimes et impérieux.

Droit d’effacement

Article 21, 1 a) « les données à caractère personnel ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées ou traitées d’une autre manière; c) la personne concernée s’oppose au traitement en vertu de l’article 21, paragraphe 1, et il n’existe pas de motif légitime impérieux pour le traitement, ou la personne concernée s’oppose au traitement en vertu de l’article 21, paragraphe 2; d) les données à caractère personnel ont fait l’objet d’un traitement illicite;

3) Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas dans la mesure où ce traitement est nécessaire: a) à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information; »

Une limite au droit d’effacement : l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information. 

Droit de suite

Article 17, 2°) « Lorsqu’il a rendu publiques les données à caractère personnel et qu’il est tenu de les effacer en vertu du paragraphe 1, le responsable du traitement, compte tenu des technologies disponibles et des coûts de mise en oeuvre, prend des mesures raisonnables, y compris d’ordre technique, pour informer les responsables du traitement qui traitent ces données à caractère personnel que la personne concernée a demandé l’effacement par ces responsables du traitement de tout lien vers ces données à caractère personnel, ou de toute copie ou reproduction de celles-ci ».

Une nouvelle indexation de la page web modifiée doit être demandée afin que le résultat non modifié n’apparaisse plus à l’issue d’une recherche effectuée

FAQ DES EDITEURS

Qu’est-ce qu’un traitement journalistique : est-ce l’article et/ ou « le matériel préparatoire », à savoir les différents fichiers (manuels ou automatisés) ayant permis la rédaction de l’article ? 
Tous ces éléments (articles et matériel préparatoire) font partie du traitement journalistique (cf. article 4, 2° du RGPD).

Parmi les bases légales prévues à l’art 6 du RGPD, quelles sont celles qui sont les plus appropriées pour les traitements journalistiques ?  
La base légale la plus appropriée pour le traitement réalisé à des fins journalistiques tel que visé par l’article 85 RGPD est l’intérêt légitime du responsable de traitement (cf. CJUE 13 mai 2014, aff. C-131/12, Google Spain).

Comment articuler le droit à l’effacement avec le droit d’opposition si une personne exerce ces droits en même temps ? Alors que la liberté d’information est une exception qui permet d’écarter l’application du droit à l’effacement, il n’existe pas d’exception pour le droit d’opposition, sachant que ce dernier qui arrive au même résultat que le droit à l’effacement, à savoir la suppression de la donnée ?
Il n’y a pas vraiment de réponse aujourd’hui. A priori, ces deux droits sont indépendants.

En cas de demande d’opposition conduisant également à la suppression et donc à l’effacement des données, le responsable de traitement pourra démontrer qu’il existe des motifs légitimes et impérieux tenant à la situation particulière de la personne (cf infra), telle que la liberté d’expression, pour conserver la donnée.

Est-ce que le droit à l’oubli d’un mineur a un régime spécial par rapport au droit à l’oubli d’un majeur ?
Oui, le mineur peut demander l’effacement des données sans avoir à justifier qu’elles ne sont plus nécessaires au regard de la finalité du traitement, dans le cadre de son droit d’opposition.

Un groupe de travail au sein de la CNIL travaille actuellement sur la question des mineurs : comment les informer, etc.

Dans le cas où une personne concernée demande d’exercer son droit d’opposition et que le responsable du traitement journalistique est obligé de supprimer la donnée personnelle, faut-il supprimer l’intégralité de l’article ?
En principe l’effacement ne porte pas sur l’intégralité du contenu mais uniquement sur les données permettant d’identifier le demandeur : directement ou indirectement. Cela dépend donc des circonstances.

Le simple fait d’enlever le nom de la personne peut ne pas suffire parfois en raison du contexte qui rend facilement identifiable la personne concernée.

Quelles sont « les raisons tenant à la situation particulière » d’une personne concernée qui obligent un responsable du traitement de satisfaire une demande d’exercice du droit d’opposition et supprimer la donnée personnelle ?
Au regard de la jurisprudence actuelle, ou des décisions du Conseil d’État, plusieurs points sont pris en compte :

  • les faits sont d’une certaine ancienneté donc ne seraient plus un sujet de grand intérêt pour le public ;
  • s’il s’agit d’une personne privée et non publique ;
  • quand la personne exerce une fonction qui n’exige pas un comportement irréprochable (a contrario : magistrat, sportif, personnel politique, fonctions en lien avec la jeunesse)
  • l’absence de gravité des faits reprochés (faits jugés particulièrement graves : corruption, pédophilie, drogue, viol, agressions physiques …) cf supra rappel de la JP
  • informations obsolètes ou non vérifiées 
  • données sensibles et impact sur la vie privée (vie sexuelle, recherche d’emploi….)

Nécessité de mise en balance de chacune de ces raisons avec l’intérêt qu’a le public de connaître cette information.

Est-ce que la CNIL va mettre à jour sa délibération de 1995 applicable aux traitements journalistiques pour tenir compte du RGPD ?
Cela n’est pas prévu actuellement.

Lorsqu’un éditeur d’un site de presse en ligne décide de donner une suite favorable à une demande de droit à l’effacement ou de droit d’opposition peut-il uniquement désindexer lui-même le contenu sans le supprimer ?
Si un éditeur fait droit à la demande d’efficacement, il doit en théorie effacer toutes les données concernées. La désindexation permet uniquement de donner moins de publicité à l’information.

Dans la pratique, l’éditeur n’étant pas obligé de faire droit à la demande d’effacement, sur le fondement de la liberté d’expression, la désindexation peut être une mesure intéressante à proposer au demandeur dans un but de conciliation.

[1] Rapport Google à jour, disponible à l’adresse : https://transparencyreport.google.com/eu-privacy/overview. Consulté le 3/09.

Télécharger la présentation d’Anne Debet, professeur à l’Université Paris Descartes et membre de la CNIL