Observatoire de l’e-pub : Croissance du marché, asymétries persistantes et enjeux cruciaux pour l’avenir de la publicité digitale

HÉLÈNE CHARTIER 

Titulaire d’un BA de Northeastern University à Boston, Hélène Chartier a démarré sa carrière chez Micromania en 1988, puis a rejoint Nintendo et Bandai (1991-1998).  Elle a été par la suite Chef de Groupe Marketing pour la division Home Video de Warner Bros, (1999-2009), en charge notamment du catalogue DVD & blu-ray et du programme de fidélisation online. En 2010, elle a repris un cursus universitaire à Léonard de Vinci et obtenu un MBA Commerce et Marketing sur Internet tout en menant en parallèle des missions de conseil ou de conduite de projets sur des problématiques e-business. Elle a été Directrice Générale de l’IAB France de 2011 à 2013. Depuis février 2013, elle est Directrice Générale du SRI.

Quels sont les principaux enseignements de l’Observatoire de l’e-pub de février 2024 ?

Tout d’abord, la publicité digitale continue de croître en 2023 malgré un contexte économique incertain et une faible visibilité sur des investissements souvent décidés au mois par mois par les marques. Au global, la croissance de +9% sur l’année est même meilleure que les +6% qu’Oliver Wyman avait projeté en juillet dernier : après un premier semestre à la peine (+5%), certains secteurs comme la grande distribution, du tourisme ou l’automobile ont desserrés leurs investissements digitaux, ce qui a conduit la croissance du 2ème semestre à +13% et l’année à s’équilibrer dans une dynamique totalement inverse à celle de 2022 qui elle, avait bien commencé, pour terminer plus modestement.

Ensuite, le chiffre d’affaires passe la barre symbolique des 9 Mds€ : il a plus que doublé depuis 2017 ! Mais cette performance ne doit pas masquer des asymétries qui se sont installées depuis plusieurs années et qui ont tendance à s’accentuer. D’un côté, le marché est très concentré en termes de leviers, Search et Social comptent à eux deux plus de 2 tiers du marché, mais aussi en termes d’acteurs puisque 3 plateformes totalisent 68% du marché, et d’un autre, il est très fragmenté. Ainsi, sur les 19% du marché que représente le Display nous observons d’importantes ruptures de dynamiques, de plus en plus marquées selon les types d’acteurs et les formats. 

Enfin, il ne faut pas oublier que, dans ce panorama déjà très complexe, arrivent en continu de nouveaux acteurs qui prennent très vite une place très importante. En initiant de nouveaux usages digitaux, ils captent de nouveaux publics et innovent avec des formats & des offres publicitaires telles que les vidéos courtes (comme sur Tik Tok), les plateformes de streaming ou le Retail Media (avec une forte présence d’Amazon).

Quels sont les points positifs vs. les points de rupture par rapport aux années précédentes ?

Le point positif, c’est évidemment la croissance du marché qui continue de progresser grâce à des leviers de croissance maintenant bien identifiés. Citons par exemple le Search, qui concentre près de 45% du marché. Ce levier très ROIste reste toujours plébiscité, surtout un contexte économique tendu. Mais aussi la Vidéo, sociale ou Display, qui représente maintenant 22% du marché global. Cette nouvelle écriture publicitaire, portée par les usages, s’est durablement installée dans le paysage et continue de séduire les marques. Également le Display Audio qui est reste petit mais continue de croitre sur un trend de +30% très prometteur en 2023. Citons enfin le Retail Media qui s’est imposé en peu de temps comme un nouveau grand levier de marché. Il est valorisé à plus d’un milliard d’€ en 2023 et affiche une croissance de 24% tirée notamment par le Search Retail.

Le point faible concerne en revanche les résultats du Display qui est originellement le « terrain de jeu » des membres du GESTE & du SRI. La croissance de ce levier ralentit, elle n’est que de +6% en 2023 vs 11% l’année dernière et là encore, les tendances sont contrastées. Si le display vidéo est officiellement le 1er format avec une part de marché de 51% du Display total, les dynamiques sont bien distinctes selon les canaux de distribution comme l’IPTV ou la CTV.

De même, alors que le Display classique décroit, les tendances entre les typologies d’acteurs sont là encore à nuancer. On observe ainsi une décroissance très nette des acteurs de « Edition & info » en chute de -6%. Cette contre-performance est inquiétante et interroge tout particulièrement sur le financement des contenus ainsi que la pérennité du modèle économique publicitaire à l’heure où se tiennent les Etats Généraux de l’information. Nous sommes rejoints dans ce constat  par les conclusions de l’étude PMP Strategy, publiée le 30 Janvier à la demande de l’Arcom et de la DGMIC (ministère de la Culture) sur l’évolution du marché de la communication et l’impact sur le financement des médias par la publicité à l’horizon 2030. Leur analyse montre notamment que les revenus publicitaires seront de plus en plus captés par des acteurs dont le modèle économique ne repose pas sur l’investissement dans des contenus. L’étude parle de 57% en 2025, puis 65% des recettes en 2030. Il est plus que temps que nous trouvions des solutions que cette tendance s’inverse.

L’émergence de l’IA générative a-t-elle été prise en compte dans les projections ? 

 date, il est encore difficile d’évaluer l’impact des technologies d’IA sur les investissements publicitaires digitaux… il est évident que l’IA jouera sur l’optimisation des campagnes, mais de là à projeter un impact chiffré …

Les sites d’infos ont-ils atteint le point de non-retour ? Qu’est-ce que les membres du SRI mettent en place pour faire revenir les investissements chez les éditeurs ?

En effet, ces chiffres sont très alarmants et montrent une nouvelle fois une importante fracture du marché publicitaire digital, entre sites de contenu et plateformes globales. Les analyses de l’Observatoire de l’e-pub montre ainsi que, depuis 2018, la croissance de ces derniers est toujours en deçà du total Display & des autres catégories d’acteurs du fait d’un double effet baissier : d’une part le ralentissement du display classique (-2%) qui est leur format d’origine et d’autre part, une moindre valorisation de leurs inventaires vidéo. 

En filigrane, et cela fait plusieurs années que nous le disons, ce qui se joue au sein de notre écosystème, c’est la pérennité du modèle publicitaire. Alors même qu’il est plébiscité par ces plateformes supra nationales – Netflix, Disney, Amazon font basculer leurs propres modèles payant vers des modèles mixtes avec de la publicité – il doit être défendu pour nos médias nationaux dits « historiques » qui financent par ce biais non seulement les contenus mais aussi leurs nécessaires transformations technologiques & environnementales. Affirmer que nous dessinons une nouvelle trajectoire de responsabilité, plus vertueuse, c’est aussi rendre la pub digitale hors plateforme plus désirable pour les annonceurs, plus respectable auprès des éditeurs et des pouvoirs publics, et plus acceptable pour les utilisateurs. 

Avec nos nouveaux président et vice-président, Corinne Mrejen et Olivier Rozental, nous poursuivons de nombreux chantiers pour valoriser nos régies, avec le soutien des partenaires technologiques et obtenir un meilleur partage de la valeur :  faire de la fin des cookie une opportunité pour l’open web, solidifier les différentes mesures, qu’il s’agisse d’attention publicitaire, de mesure carbone ou d’élargir la vision actuelle du ‘tout mesurable’, court-termiste et ROIste, très inhérente à la culture du digital et des pure players, enfin, continuer à promouvoir une trajectoire publicitaire toujours plus responsable. Notre Programme Sustainable Digital Ad Trust, lancé fin décembre, est l’un des marqueurs forts de ces travaux puisqu’il valorise toutes les Transitions dans lesquelles les régies sont aujourd’hui engagées. A travers 15 critères alliant qualité de l’offre et engagement corporate, il témoigne de notre volonté de nous transformer et pose les jalons d’une trajectoire de progrès tant individuelle que collective pour les régies du SRI. A la fin du 1er trimestre, nous présenterons au marché les premières régies engagées dans le programme, une occasion pour nous d’appeler le marché à nous suivre dans cette trajectoire. 

En plein EGI, et alors que les résultats de l’observatoire viennent corroborer ceux de l’étude ARCOM/DGMIC sur la chute alarmante des revenus publicitaires pour les sites d’infos, pensez-vous que c’est une année déclic pour les pouvoirs publics ? Pensez-vous que ces résultats seront de nature à les pousser à prendre des mesures contraignantes ? Quelles sont les attentes de SRI quant aux EGI ? 

En effet. La concomitance des résultats de l’Observatoire de l’e-pub et de ceux de l’étude PMP ont marqué les esprits. Enfin… pourrions-nous dire ! Mais rien n’est gagné et il est urgent d’agir à deux niveaux. D’abord, toute proposition qui pourrait inverser ces tendances doit être considérée depuis charte de bonnes pratiques à des mesures plus contraignantes inscrites dans la loi. Mais ce qui nous parait également indispensable, c’est la reconnaissance par les pouvoirs publics de la valeur et de l’utilité de la publicité en tant que telle, aussi bien pour le financement des médias de contenus, que pour nos concitoyens ou que pour notre économie. D’une certaine manière, elle doit être considérée d’intérêt général d’autant plus qu’elle est un vecteur essentiel d’information et un puissant transformateur de comportement notamment sur les sujets d’image et de respect de la personne, d’alimentation, ou encore sur de transition écologique et environnementale. Sans elle, il n’y a pas de contenus vérifiés et de qualité, il n’y a pas non plus de pluralisme et il n’y a pas non plus d‘accès simple et gratuit à l’information. Il faut aussi se mobiliser pour un retour à l’équilibre dans les investissements pour que le modèle publicitaire subsiste. Alors que chacun prend conscience de la fragilité des équilibres économiques, environnementaux et démocratiques, choisir d’investir sur ces médias de contenus et d’information français doit être considéré comme un choix militant.