IA Générative et Médias : l’interview d’Emmanuel Parody

EMMANUEL PARODY

Emmanuel est associé du groupe Frontline Media éditeur de mind Media lettre spécialisée sur l’économie des médias et de la publicité numérique. Secrétaire général du Geste depuis plusieurs années, il représente sa voix au DVP (l’OGC des droits voisins de la presse) dont il occupe également le poste de secrétaire général. A ce titre, il intervient sur de nombreux dossiers portés par le Geste : la régulation de l’IA, les droits voisins, les relations entre les médias et les plateformes, la régulation du marché publicitaire. Il travaille essentiellement en market intelligence pour mind Research (groupe Frontline) pour des missions d’études, d’expertise pour le ministère de la culture, des formations et masterclass pour les professionnels du secteur. Economiste de formation et journaliste spécialisé dans les technologies et les modèles économiques des médias, il a occupé des postes de direction éditoriale et d’éditeur pour des médias B2B et grand public sur les technologies (groupes Ziff Davis, Lagardère, CNET Networks, CBS interactive) et il a été en charge de l’innovation et l’audience pour Les Echos.

Selon vous quelles sont les bonnes pratiques que les médias devraient mettre en place pour faire de l’IA Générative une véritable opportunité ? 

Des règles simples, acceptées et assumées par les équipes, faciles à interpréter pour elles mais également pour les lecteurs. En introduisant l’usage des IA génératives dans le circuit de production éditoriale on introduit un élément externe qui peut produire de la confusion, du doute, de la défiance si on ne cadre pas cet usage en toute transparence. La crédibilité des sources d’information va devenir un élément clé dans un monde où l’information se consomme souvent hors de son support d’origine. La valeur de la marque média va se construire sur cette confiance.

Les chartes déjà en place garantissent cette transparence mais, de mon point de vue, c’est la capacité pour un média de dire clairement ce qu’il s’interdit de faire et non ce qu’il peut faire qui est le point déterminant. C’est une limite que beaucoup hésitent à franchir.

Quels risques à court et long termes identifiez-vous ? 

L’augmentation exponentielle du volume de contenus qui va diluer la part et la visibilité des contenus exclusifs et fragiliser l’économie des éditeurs vertueux. Sur le plan de la stricte qualité éditoriale, l’usage non maîtrisé de l’IAG va créer de la confusion car tous les tests montrent que les “hallucinations”, les informations purement inventées, sont loin d’avoir disparues. Penser qu’on peut produire sans contrôle humain va ouvrir un risque juridique énorme qui va vite calmer les ardeurs des apprentis sorciers. Je pense d’ailleurs que c’est le risque juridique associé à l’acte de publication qui va très vite structurer ce marché, les acteurs purement technologiques n’ont jamais voulu assumer le principe de responsabilité éditoriale. 

Sur le plan de la distribution tout le monde à l’oeil sur la très probable déstabilisation du search et par ricochet le trafic vers les sites médias et le SEO. Paradoxalement je ne crois pas du tout au remplacement du search par l’IA et la réponse magique et unique aux requêtes. Mais l’impact ne sera pas nul c’est certain. On attend de mesurer l’impact des premiers tests.   

Pour toutes ces raisons, ma conviction est qu’il faut bâtir un référentiel de sources certifiées, capables d’offrir des garanties de qualité dans le traitement de l’information en combinant chartes, certification, déontologie, traçabilité. Un référentiel de sources sur des critères professionnels qui puisse être utilisé par l’industrie, les plateformes et tous les acteurs impliqués dans la circulation de l’information. 

Comment les encadrer au mieux ? 

Je viens du monde des technologies et je côtoie les plateformes depuis plus de 25 ans et les débuts du web. Par expérience, je sais que ce type d’acteur considère l’information comme une commodité, une matière première neutre, disponible à volonté, dont l’intérêt est de produire de l’engagement monétisable en publicité. Ce monde n’a jamais compris le régime de responsabilité qui découlerait de la production ou de la publication des contenus. On lui a taillé un costume sur mesure avec le statut d’hébergeur mais sa volonté de contrôle et de croissance infinie l’expose inévitablement à ce régime de responsabilité. Je laisse aux juristes le soin de réfléchir à l’encadrement mais je pense que leur appliquer, sans trembler, les contraintes propres aux éditeurs chaque fois que c’est possible constitue une barrière naturelle parce qu’elle introduit une contrainte économique énorme et impensée. 

Comment inverser le rapport de force entre des acteurs technologiques très puissants et très concentrés et par essence plus dilués ? 

Je l’ai exprimé publiquement quand j’ai pris les fonctions de secrétaire général du DVP (Droits voisins de la presse) pour y représenter le Geste : nous devons constituer un front uni. C’est le préalable. Il faut agir comme une industrie, non comme une famille d’artisans jaloux et dispersés qui se chamaillent façon Astérix. Ensuite il faut changer d’état d’esprit et assumer que dans cet écosystème nous offrons un service dont il faut déterminer le prix plutôt que de raisonner indéfiniment en dommages et intérêts. 

J’ai longtemps été réservé sur l’approche des droits voisins (oui c’est paradoxal) avant de réaliser qu’il ne s’agissait pas de la fin d’un cycle de négociation avec les moteurs de recherche mais le début d’une nouvelle ère. Au fond, les crawlers la veille informationnelle, le search, et l’IA et tout ce qui reste à inventer sont un seul et même problème. C’est une industrie qui exploite massivement les contenus, les découpe, les machouille, les régurgite d’une manière ou une autre. Le concept de la copie n’est plus suffisant pour décrire ce qui se passe. Cette industrie doit rémunérer ses fournisseurs de matières premières ce qui implique de la considérer comme un nouveau client et qu’elle nous considère comme un fournisseur. Mais, attention, dans cette relation, nous aurons aussi des devoirs sur la qualité de notre production ce qui explique mon raisonnement précédent sur la certification, les chartes, la garantie de qualité et l’importance d’offrir un guichet unique pour les négociations… 

Dans ces conditions, en acceptant de parler la même langue qu’eux, nous aurons une chance d’être respecté, à défaut d’égaliser le rapport de force. Le reste de l’équilibre s’obtient par le droit et le soutien de la puissance publique pour le faire respecter. 

Quelle est votre analyse des premiers accords entre quelques médias européens et Open Ai ? 

Un non sens industriel. Je comprends l’effet d’aubaine bien entendu côté éditeur mais je ne comprends pas la rationalité de cette approche du point de vue des plateformes d’IA. Soit c’est purement cynique et politique, soit cela vise à s’offrir un vernis de crédibilité mais je ne m’explique pas l’intérêt purement industriel d’un accord avec un ou quelques acteurs alors qu’il faut nécessairement accéder à des corpus de sources spécialisées les plus larges possible. Surtout parce qu’on va vers des IA spécialisées et que la concurrence entre elles nécessite de contrôler la qualité et la diversité des sources.

Il n’est pas impossible que tout ceci masque de la part des acteurs technologiques une méconnaissance profonde de la mécanique de production de l’information ou alors ils estiment simplement marginal l’importance de ce produit spécifique qu’est l’actualité. La tendance montre que c’est le recours aux medias via l’indexation du search qui permet à l’IA de minimiser ses “hallucinations” et du coup de leur faire porter la vraie responsabilité sur la qualité de l’information restituée. Ce qui me conforte dans la perspective inéluctable d’un accord industriel impliquant le plus grand nombre.