Journalistes : vive la diversité sociale !

MARC EPSTEIN

Marc Epstein est président de l’association La Chance, principal dispositif Egalité des chances dans le journalisme, créé il y a près de vingt ans. D’origine franco-britannique, cet ancien de la BBC et d’Associated Press a longtemps été grand reporter puis rédacteur en chef du service Monde de L’Express.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Ils ont assassiné Massoud (Robert Laffont), avec Jean-Marie Pontaut, et de Cachemire, le paradis oublié (Chêne), avec Marie Dorigny.

Pouvez-vous nous présenter la genèse de La Chance et ses missions ?

En 2007, un groupe de jeunes journalistes en début de carrière découvre le manque de diversité sociale dans la profession : dans les rédactions, nombre de leurs collègues ont grandi à Paris et sont issus des classes moyennes ou supérieures. Pas idéal pour raconter la société française dans toute sa diversité ! En bons reporters, ils décident d’agir de manière concrète, sur le terrain.

Ainsi est née la première Prépa 100% gratuite du secteur : durant huit mois, des journalistes professionnels accompagnent des étudiants boursiers candidats aux concours des écoles. Près de vingt ans plus tard, le cœur du dispositif est inchangé car ce mentorat a fait ses preuves.

Désormais, notre action s’étend au-delà de la Prépa. L’association accompagne l’insertion professionnelle de ses Anciens. Nous rémunérons aussi des centaines d’entre eux afin qu’ils interviennent, notamment dans les collèges et les lycées, pour expliquer la pratique journalistique, distinguer les médias des réseaux sociaux, lutter contre les rumeurs, le complotisme, les fausses nouvelles. Bref, nous avons beaucoup grandi et c’est normal car les attentes sont immenses.

Pour les bénéficiaires, c’est une question d’équité. Pour les médias, c’est la clé d’une couverture de qualité. Pour la démocratie, c’est la meilleure façon de défendre la crédibilité des journalistes et la légitimité des médias.

Comment accompagnez-vous concrètement les talents issus de la diversité sociale vers les métiers du journalisme ? Combien de candidats sont sélectionnés chaque année et quel est le taux de réussite ?

Dans sept villes de France, nos 350 journalistes bénévoles accompagnent une centaine d’étudiants boursiers, de niveau bac + 2 ou au-delà, souvent issus de quartiers prioritaires ou de zones rurales isolées. Tous les candidats à La Chance remplissent un dossier en ligne, puis nous les recevons pour un entretien en tête à tête ; cet échange est essentiel afin de jauger leur motivation. Les heureux élus bénéficient de 250 heures de formation. C’est une réussite remarquable : en moyenne, 2 étudiants sur 3 intègrent une école. Depuis 2007, sans faire de bruit, notre action de terrain facilite l’accès au métier à des jeunes dont le principal handicap était de « ne pas avoir les codes ». Dans les écoles de journalisme reconnues par la profession, les plus réputées, près de 1 étudiant sur 10 est issu de La Chance.

Qu’avez-vous appris sur la diversité sociale dans les médias grâce à votre action ?

Les parcours des étudiants de La Chance sont très divers. En région, beaucoup ont grandi en zone rurale ; quand je discute avec eux, ils évoquent une maman caissière dans un hypermarché ou femme de ménage, un papa gardien de nuit ou artisan. En Île-de-France, nous recrutons davantage dans les quartiers périurbains. Tous sont de milieu modeste et éloignés du monde des médias. Leur souhait de devenir journaliste n’en est que plus émouvant.

Pour les médias, la présence de ces profils est une nécessité ; ils sont porteurs d’autres regards. Leur présence enrichit la conversation lors des conférences de rédaction. Problème : le développement des écoles de journalisme et une course aux diplômes, très française, compliquent l’accès à la profession. Facteur aggravant : le système éducatif, dans notre pays, n’encourage guère la mobilité sociale, comme l’ont démontré des dizaines de rapports français ou étrangers.

Tout cela crée une situation fâcheuse, en particulier dans le journalisme, un métier qui prétend raconter la société française dans toutes ses diversités. Comprenez-moi bien, l’action de La Chance n’a rien de révolutionnaire : dans les années 1950, il y avait davantage d’enfants d’ouvriers dans les écoles de journalisme. Sur les bancs de l’Assemblée nationale aussi !

Quels sont les défis que vous anticipez ou que vous rencontrez sur le terrain ?

Les journalistes eux-mêmes n’ont pas toujours pris conscience de l’urgence à faire tomber ces barrières. La Chance est une association de journalistes. Pourtant, nos meilleurs alliés au sein des entreprises, ce sont souvent les directions des ressources humaines.

C’est un signe parmi d’autres : dès sa création, notre Club RH a rencontré un énorme succès et attiré plus d’une trentaine de membres des services RH, décidés à élargir le recrutement des journalistes. Ils y parviennent plutôt bien d’ailleurs, notamment grâce à l’alternance. Dans les rédactions, a contrario, les rédacteurs en chef et les chefs de service, quand ils sont en position d’embaucher, sont souvent peu ou pas formés au management. Sans en être conscients, ils sont victimes de biais et favorisent trop souvent les candidats amis, ou issus de certaines écoles. Toujours les mêmes.

Depuis quelques années, il y a des progrès certes, mais ils sont beaucoup trop lents. Quand je regarde la télévision outre-Manche, j’entends tous les accents régionaux du Royaume-Uni ; ils traduisent des origines socioculturelles très variées. Je vois aussi des journalistes en situation de handicap. Bref, j’ai une représentation mentale complète de la société à laquelle j’appartiens. C’est encore loin d’être le cas en France. C’est dommage car l’enjeu est immense.

Les Français ne se reconnaissent pas dans les journalistes et dans leurs récits. Cela alimente leur défiance à l’égard des médias. Si ce phénomène devait perdurer, nos concitoyens seront plus nombreux que jamais à se détourner des médias classiques et à s’informer auprès des réseaux sociaux, où des algorithmes se feront un plaisir de les rapprocher de leurs prétendus « amis ». L’intelligence artificielle aggrave ces tendances. Le risque, bien connu, c’est que chacun reste dans sa bulle informationnelle.

Dans un contexte où les médias cherchent à renouveler leur lien avec tous les publics, quel rôle joue selon vous une structure comme La Chance ?

Nous sommes des facilitateurs. Nous cherchons à convaincre par l’exemple, plutôt qu’avec des arguments abstraits. L’association est parfois perçue comme une œuvre caritative, mais La Chance est beaucoup plus que ça. Nos Anciens ont remporté tous les prix de journalisme imaginables, dont l’Albert Londres 2025, le « prix Goncourt » de la profession ! Ils représentent une réserve de talents extraordinaires.

Certains médias l’ont compris : l’AFP, TF1 et Radio France, notamment, ont imaginé des dispositifs pour accueillir en alternance des ex-étudiants de La Chance, qu’ils aient intégré ou non une école de journalisme. A terme, grâce au Club RH, nous souhaitons mieux accompagner les médias qui en feront la demande. Car ce n’est pas tout de recruter des profils réputés atypiques ; il faut savoir les accueillir et les mettre en confiance. Dans ce domaine aussi, nombre de pays étrangers ont beaucoup à nous apprendre.

Quelles formes de collaboration ou de soutien les éditeurs peuvent-ils apporter à La Chance dans le cadre de vos missions d’éducation aux médias ?

Mise à disposition de médias et de locaux pour les ateliers, participation de journalistes, visites de rédactions : tout est imaginable. Sans oublier un appui par le biais de la taxe d’apprentissage ! Éduquer aux médias et à l’information, cela consiste à ouvrir les portes et les fenêtres des médias au public le plus large possible : expliquer nos pratiques, rappeler notre mission dans une démocratie, détruire les fantasmes autour de prétendus complots…

Il reste beaucoup de travail à effectuer car les besoins sont immenses. Nos interventions, de l’école maternelle à l’Ehpad, en particulier dans les zones rurales et les quartiers prioritaires de la politique de la Ville, rencontrent un succès extraordinaire.

Quelles sont vos actions les plus récentes ? Quelles sont vos ambitions pour les prochaines années ?

Pour le Musée d’art et d’histoire du judaïsme, nous avons accompagné une classe d’un lycée de la banlieue parisienne dans sa réalisation d’un podcast sur les œuvres d’art spoliées aux juifs pendant la guerre. D’autres ont produit un parcours sonore plus particulièrement destiné aux jeunes en marge de la récente exposition consacrée à Alfred Dreyfus. Ces deux actions, menées dans le cadre de l’éducation aux médias, ont rencontré un vif succès.

Pour l’avenir, les projets ne manquent pas. D’ici quelques années, nous espérons ouvrir de nouveaux pôles de la Prépa, en particulier dans le Nord et dans les territoires d’outre-mer. Nous souhaitons aussi étendre nos dispositifs d’aide à l’insertion professionnelle à l’ensemble des jeunes journalistes ex-boursiers, qu’ils soient passés ou non par la Prépa de La Chance. Les chantiers sont nombreux !

Avez-vous participé aux EGI ? Si, oui qu’en attendez-vous ?

Nous avons été consultés et nos actions ont été applaudies avec chaleur, c’est déjà beaucoup. Pour autant, les retombées pratiques se laissent attendre. C’était sans doute inévitable, en raison des incertitudes politiques et économiques du moment.