Faire de l’intelligence artificielle un levier stratégique pour les médias

JULIEN JACOB

Julien Jacob est un entrepreneur et un acteur engagé de l’écosystème des médias numériques depuis ses débuts. Après avoir créé la rédaction de ZDNet.fr en 1997 au sein du groupe américain CNET Networks, il s’est fortement impliqué dans la structuration du marché en tant que Vice-Président du Geste de 2000 à 2012, co-fondateur puis Président de l’Online Publisher Association (OPA) Europe (2003-2006). Il a aidé quelques entrepreneurs à vendre leur entreprise à des médias (dont Ulike au Groupe L’Express Roularta et JAL au Groupes les Echos). Il a aussi accompagné des médias dans leur stratégie d’innovation (Le Monde Interactif, Le Point, Express-Roularta Group, Mondadori Group, Larivière Group, etc.) et le montage de dossier de financement (DGMIC, Google). Son parcours l’a conduit à co-fonder plusieurs entreprises, dont les startups média Obiwi et NewsRing ou plus récemment OCUS. Il accompagne aujourd’hui des dirigeants dans leur stratégie de croissance avec le collectif Sidekicks. Il met aussi cette double expertise média et stratégique au service de la transformation des entreprises par l’IA.

Pouvez-vous retracer votre parcours et ce qui vous a conduit à cette nouvelle certification d’expert IA délivrée par Bpifrance?

Mon parcours est celui d’un dirigeant de médias cherchant à maîtriser les vagues technologiques pour transformer les modèles économiques. N’étant pas issu de la tech (formation CFPJ et HEC), j’ai dû apprendre le code, le no-code, et le « vibe coding » pour appréhender ces évolutions.

Chez OCUS, j’ai découvert la méthodologie Lean, identifiant création de valeur sans oublier l’optimisation des process. Cette approche nous a menés à l’IA dès 2020, non comme un gadget, mais comme un levier de création de valeur. La certification Bpifrance, reconnaissance de cette capacité à lier vision stratégique et opportunités IA, est la suite logique de ce cheminement.

En quoi consiste cette certification ? Quels en sont les critères et les objectifs ?

Cette certification intuitu personae de Bpifrance valide une expertise hybride, stratégique et technique, permettant de réaliser des missions de conseil dans le cadre du dispositif IA Booster. L’objectif national est d’accélérer l’adoption de l’IA par les PME et ETI pour renforcer leur compétitivité. Mon rôle est de traduire cette ambition en une feuille de route opérationnelle, dé-risquant l’investissement et transformant l’incertitude en une trajectoire de croissance claire et financée.

Quel est votre rôle en tant qu’expert IA ? Comment intervenez-vous auprès des porteurs de projets ?

En tant que partenaire stratégique temporaire, j’apporte un regard extérieur de dirigeant. L’intervention, un sprint cadré sur un mois, vise l’essentiel.

Nous débutons par un diagnostic de la stratégie et des données de l’entreprise. Des ateliers et des entretiens avec les équipes opérationnelles permettent ensuite de faire émerger des cas d’usage innovants et de répondre à des « douleurs » métier.

Avec les équipes, nous priorisons ces opportunités selon une matrice Impact/Effort, aboutissant à une feuille de route chiffrée (budget, ROI) pour une décision éclairée du comité de direction.

Une deuxième phase, « Le choix de l’approche IA » (également financée par la BPI), permet de prototyper une opportunité priorisée pour dimensionner précisément le projet. La phase de mise en œuvre, non financée par la BPI, développe le projet.

Cette approche progressive, par « petits pas », est cruciale face à l’évolution rapide de la technologie et la nouveauté des besoins.

Quels types de missions ou projets vous sont confiés ?

Il n’y a pas de solution toute faite ni de catalogue de cas d’usage classiques à appliquer. Chaque entreprise est unique, sans solution toute faite. Pour les médias, l’approche part de l’ADN de l’éditeur et de son audience.

La question clé n’est pas « que peut faire l’IA? », mais « comment l’IA peut-elle amplifier la valeur pour notre audience ? ». Il s’agit de comprendre la marque, son histoire et sa relation avec l’audience pour construire des solutions sur-mesure. Cela inclut la modernisation des processus pour libérer du temps créatif, la création de services hyper-personnalisés, ou la valorisation pertinente des archives.

Est-ce que cette expertise s’étend également aux dispositifs européens ou nationaux, comme France 2030 ?

Mon expertise s’étend aux dispositifs nationaux comme France 2030. Le « Diag Data IA » est la porte d’entrée du programme France 2030 pour les PME et ETI. Cette expertise combinée des médias, de leurs modèles économiques et de l’IA est mobilisable pour préparer d’autres dossiers de financement à l’innovation.

Pour les éditeurs de contenu, quels types de projets peuvent aujourd’hui bénéficier de ces dispositifs de soutien ?

Le programme IA Booster est ouvert à tous les secteurs. Pour les éditeurs, tout projet améliorant la compétitivité est éligible, notamment :

  • Création de nouveaux services : assistants conversationnels, veille personnalisée, génération multi-formats.
  • Valorisation des contenus : moteurs de recommandation, recherche sémantique, analyse prédictive du désabonnement.
  • Optimisation de la productivité : automatisation des tâches répétitives (transcription, taggage, modération) pour libérer du temps créatif.

Pouvez-vous nous donner une idée des montants ou des fourchettes de financement accessibles ?

Le parcours est progressif. La première étape, le Diag Data IA, est une mission dont le coût s’élève à 13 000 € HT. Elle est prise en charge à hauteur de 42% par Bpifrance, ce qui ramène le reste à charge pour l’entreprise à 7 500 € HT. Le Choix de l’approche IA suit la même logique.

Quels conseils donneriez-vous aux éditeurs de contenu qui souhaitent amorcer une démarche IA ?

Il faut commencer le plus tôt possible, surtout ne pas attendre l’analyse extérieure ou un financement. 

  • Commencer par acculturer les équipes : Impliquer les équipes dès le début, car de nombreuses innovations viendront d’elles. Elles doivent manipuler et itérer. A cette occasion, détecter quelques “champions IA” pour soutenir les projets dans le temps.
  • Prioriser la valeur pour le public cible, ensuite la productivité interne : L’IA peut créer de nouvelles offres monétisables. Il faut accepter de revoir les processus existants.
  • Considérer les archives et données comme un « Alaska » : Un fonds documentaire structuré est un actif stratégique. L’IA Générative gère bien les données peu structurées, offrant des opportunités inédites.
  • Penser « augmentation & transparence », pas « remplacement & opacité » : Le modèle du « Centaure » (IA pour le préparatoire, humain pour la créativité et l’éthique) est pertinent. L’audience doit être informée de l’usage de l’IA.

Selon vous, quelles sont les prochaines grandes opportunités que l’intelligence artificielle va offrir aux éditeurs de contenu ?

Nous vivons un changement de paradigme bien plus important que l’arrivée du Web pour les médias. Je vois trois transformations majeures pour notre industrie.

  • De la production de contenus statiques à l’orchestration d’expériences. Cesser de penser en « contenus » pour penser en « discussions » : l’audience peut entrer en dialogue avec le contenu dans une interface conversationnelle, comme on le ferait avec un documentaliste ou archiviste. L’opportunité est d’utiliser l’IA comme un chef d’orchestre qui assemble, en temps réel, des expériences uniques pour chaque utilisateur, en piochant dans une bibliothèque « d’atomes » de contenu. Si le modèle est publicitaire, un utilisateur en interaction sur une page média sera en bien plus grande affinité sur un temps plus long que la consultation passive d’une page statique.
  • La redéfinition de l’autorité à l’ère du GEO (Generative Engine Optimisation). Déjà aujourd’hui, la visibilité ne se jouera plus sur l’optimisation d’une page, mais sur la capacité à générer des « clusters » de contenus si exhaustifs et pertinents qu’ils deviendront la source de référence pour les IA elles-mêmes. L’enjeu est de devenir celui que l’IA indexe et donc cite. Il faut comprendre de quoi a besoin l’IA dans l’entraînement du modèle et avoir réglé la question des droits auteurs : il est évidemment impensable que les fournisseurs d’IA puissent se servir sans contrepartie dans le contenu des éditeurs.
  • Faire de la confiance notre principal actif. Enfin, et c’est le plus crucial, dans un monde où l’IA peut produire des « fake news » à l’échelle industrielle, la confiance deviendra la ressource la plus rare. Les éditeurs qui garantiront une transparence totale sur leur usage de l’IA et maintiendront une validation humaine robuste auront un avantage concurrentiel décisif. Un label « Contenu certifié par un humain, augmenté par une IA responsable » pourrait devenir notre plus puissant gage de qualité et de valeur.